Fin du taux plancher: la Suisse peut-elle se relever ?

• 6 février 2015

Difficile de passer à côté de l’événement dont toute la planète finance parle depuis peu: l’abandon du taux plancher par la Banque Nationale Suisse (BNS). De vives réactions ont agité les médias suisses et internationaux, la décision de la BNS est « un tsunami », selon Nick Hayek, CEO de Swatch group, et serait même « pire que la votation du 9 février », selon Jérôme Schupp, responsable de la recherche chez Syz & Co. Ces propos reflètent l’atmosphère de colère et d’incompréhension qui a pesé dans les milieux industriels et financiers. D’autres ont cependant su se contrôler et même garder le sens de l’humour, à l’image des comparses d’Investir.ch qui ont publié un avis de décès du taux plancher.

Avant d’aborder les circonstances qui ont poussé la BNS à prendre cette décision, ainsi que ses conséquences potentielles, replongeons-nous dans le contexte du 6 septembre 2011, date à laquelle le défunt cours plancher a été adopté.

C’est sur fond de crise de la dette grecque que l’ensemble des pays européens traversait une période morose, qui n’était d’ailleurs pas prête de s’améliorer. L’incertitude, quant à l’avenir de la croissance en zone euro, poussa un grand nombre d’agents à se protéger d’éventuels chocs en faisant l’acquisition de francs suisses, considérés comme valeur refuge par excellence. La conséquence directe de cet afflux de capitaux en Suisse fut une pression à la hausse sur le franc. Cette surévaluation de notre devise était préjudiciable pour toutes les industries d’exportation, en perte de compétitivité face à leurs concurrents. Le risque de développements déflationnistes – véritable bête noire des banques centrales – s’est également fait sentir, en raison des coûts de nos importations qui ont baissé. La BNS, jugeant « extrême » la surévaluation du franc, décida d’agir en instaurant un cours plancher de 1.20 franc pour 1 euro. Elle peut théoriquement créer autant de francs qu’elle le souhaite pour acheter des euros, son annonce était donc crédible et le marché l’a automatiquement intégrée. Cette mesure baissa la pression sur les entreprises exportatrices et freina les pressions déflationnistes. La BNS nous a offert un billet gratuit pour un voyage féerique : une croissance certes faible mais positive, un taux de chômage ridiculement bas, une inflation sous contrôle et le tout alors que nos voisins – et principaux partenaires commerciaux – sont au plus mal. On en a presque oublié qu’il s’agissait d’un billet aller-retour.

Choc sur les marchés

La piqûre de rappel est survenue le 15 janvier 2015, la BNS annonçant sobrement l’abandon du cours plancher. Séisme sur les marchés financiers ! Alors que personne ne s’y attendait, le franc gagne plus de 15%, les conséquences sont immédiates pour tous les investisseurs qui pariaient l’inverse. Plusieurs entreprises de courtage sur devises ont essuyé des pertes sanglantes dont elles peineront à se relever. Les réactions de tous bords ne se sont pas faites attendre, on assista même à l’apparition ironique du hashtag #JeSuisCHF sur twitter, allusion au célèbre #JeSuisCharlie.

La surprise est d’autant plus grande que Jean-Pierre Danthine, vice-président de la BNS, affirmait quelques jours auparavant sur l’émission TTC de la RTS que le taux plancher devait rester le « pilier de notre politique monétaire ». Cependant, alors qu’une mauvaise communication lui était reprochée, la BNS ne pouvait faire autrement, la surprise était nécessaire. Si elle avait laissé paraître le moindre doute quant au maintient du taux plancher, des spéculateurs – y voyant une opportunité de profit – auraient tenté de le tester. S’il avait été abandonné après une attaque spéculative, les conséquences pour la crédibilité de notre banque centrale auraient été désastreuses.

 

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 Taux de change entre l’euro et le franc suisse

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Selon le communiqué de presse officiel, annonçant l’abolition du cours plancher, une baisse des taux négatifs appliqués aux comptes de virement [1] et une baisse de la marge de fluctuation du Libor à trois mois, la surévaluation du franc s’est « dans l’ensemble atténuée » et l’économie a eu le temps de « s’adapter à la nouvelle situation ». Cependant, certains experts restent sceptiques face aux explications de la BNS, ni Paul Krugman, prix Nobel d’économie, affirmant « […] nobody I know believes the official explanation, […] », ni Simon Wren-Lewis, professeur à Oxford, pour qui « This is not that convincing », ne se satisfont de ces maigres explications.

La pression sur le franc suisse s’était intensifiée depuis peu. Alors qu’elle n’a presque pas été contrainte d’intervenir sur les marchés ces trois dernières années, la BNS a dû accroître fortement ses achats d’euros pour soutenir le cours plancher dès la fin de l’année 2014. La détérioration économique de la zone euro et l’issue potentielle des élections grecques y ont contribué. De plus, la perspective d’une annonce d’un programme de rachat de dette – le fameux quantitative easing (QE) [2] – de la part de la Banque Centrale Européenne (BCE) impliquerait des interventions massives de la BNS pour soutenir l’arrimage du franc à un euro qui ne cesserait de se déprécier. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse qui est attendu, un raffermissement de la politique monétaire de la FED par une levée des taux, impliquant une appréciation du dollar. Ainsi, l’euro et le dollar courent dans des directions opposées, l’euro s’affaiblissant et le dollar se renforçant, ce qui laisse la BNS dans une position bien plus compliquée que lorsque la situation demeurait stable. Elle a jugé qu’il n’était alors plus justifié de maintenir le cours plancher, une mesure qu’elle rappelle avoir toujours qualifié d’exceptionnelle et temporaire. Le retour à l’indépendance monétaire de la Suisse semble s’être fait en partie sous la contrainte.

De lourdes conséquences

Les conséquences seront aussi importantes que diverses et bien sûr même hors de Suisse, comme ces communes françaises ayant contracté des prêts libellés en francs suisses et voyant leurs dettes exploser, ou ces citoyens polonais détenteurs de prêts hypothécaires en francs dont certains sont aujourd’hui en danger d’insolvabilité.

Les industries exportatrices suisses frappées par ce « tsunami », comme l’horlogerie ou la production de machines, voient leur compétitivité fortement impactée vendant à l’étranger des biens à un prix 15% plus élevé. Le tourisme ne sera pas non plus épargné, en plus des conditions d’enneigement peu favorables en début de saison, la hausse du coût de passer ses vacances en Suisse dissuadera un certain nombre de touristes. La Suisse est même passée en tête du Big Mac index publié par The Economist, avec le Big Mac le plus cher du globe à 7.54 dollars alors qu’il en valait 6.38 une semaine auparavant.

Le consommateur suisse semble être l’un des rares gagnants, en effet, tous les biens en provenance de la zone euro sont théoriquement 15% meilleur marché, stimulant par la même occasion le tourisme d’achat. Cette baisse de prix des biens importés n’est pas sans conséquence, les pressions déflationnistes vont s’accentuer, appuyées par la baisse du prix du pétrole. Même si la Suisse était en situation de légère déflation depuis quelques temps, cela ne posait aucun problème, du moins jusqu’à aujourd’hui.

Les principaux instituts de prévisions conjoncturelles ont tous revu leurs prévisions de croissance à la baisse. Le Centre de recherche conjoncturelle KOF de l’EPFZ prévoit une contraction du produit intérieur brut (PIB) de 0.5% et une déflation de -1.5% pour l’année courante, puis une stagnation du PIB à 0% et une faible variation des prix de -0.4% pour l’année 2016, le chômage devrait en outre légèrement augmenter [3]. Le petit nuage sur lequel la Suisse a vécu ces trois dernières années semble s’être estompé.

Une analyse holiste proposée par Dean Baker, co-directeur du Center for Economic Policy Research (CEPR), affirme que l’appréciation du franc – de plus couplée au QE de la BCE – va agir comme un boost économique pour les secteurs exportateurs des pays voisins et si, à moyen-terme, nos principaux partenaires commerciaux se portent bien, nous nous porterons mieux.

La BNS elle-même n’est pas épargnée, elle a subi une perte de plusieurs dizaines de milliards de francs sur ses positions en devises étrangères. Ainsi, moins d’une semaine après l’annonce de la distribution de 1 milliard de francs [4], à la Confédération et aux cantons, les perspectives de bénéfice pour l’exercice 2015 sont moins roses. Une telle perte peut paraître alarmante, mais rappelons que le rôle d’une banque centrale n’est pas de dégager un profit, son bilan est un outil macroéconomique utile à la réalisation de ses objectifs et non à la maximisation de son bénéfice. De plus, une banque centrale ne peut en principe pas faire faillite, elle dispose en effet d’une baguette magique monétaire : la presse à billets. C’est avec cet outil que l’institution pouvait théoriquement maintenir le taux plancher indéfiniment, créant des francs suisses pour acheter des euros, mais la pression, entre autre liée à la taille de son bilan, est visiblement devenue trop forte.

 

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Bilan des banques centrales en pourcentage du PIB

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Si l’action de la BNS ne peut être considérée comme une erreur, les avis sur le timing de la sortie du cours plancher divergent. Philippe Bacchetta, professeur à HEC Lausanne, juge que cette décision aurait du être prise plus tôt. La BNS donne effectivement l’impression d’avoir agi sous la contrainte. Cette impression aurait été plus faible si l’annonce était survenue avant même qu’elle soit contrainte d’intervenir sur les marchés fin 2014. Charles Wyplosz, professeur à l’IHEID de Genève, argumente qu’elle aurait au contraire dû attendre et suivre la dépréciation de l’euro quelques temps, ce qui aurait poussé l’inflation en territoire positif et ainsi évité le risque de déflation en Suisse. Ces événements rappellent combien il est difficile pour une banque centrale de lutter contre la déflation. Selon Simon Cox, de BNY Mellon Investment Management, ce n’est pas la capacité de la BNS à lutter contre l’inflation qui est remise en cause, mais sa capacité à en créer.

Restons calmes

Les politiciens ne se sont pas privés d’intervenir énergiquement dans les médias suite à cet événement. L’Etat doit-il intervenir pour sauver la Suisse de cette situation apocalyptique ? Bien sûr que oui, répondent-ils tous, mais chacun à sa sauce. En effet, chaque parti dispose de sa propre recette pour nous tirer d’affaire en cette année électorale…

La première mesure adoptée par le corps politique est l’activation d’indemnités en cas de réduction du temps de travail. Le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann explique que cette mesure vise à limiter l’impact sur l’emploi. Les entreprises pourront, au lieu de licencier, réduire le temps de travail de certains employés, qui toucheront une indemnité de la part de l’assurance-chômage.

Les fortes réactions suscitées par cet événement semblent être exagérées. Cette annonce a eu l’effet d’une bombe pour nos entreprises exportatrices, qui se sont peut-être trop satisfaites de la situation précédente, considérant une mesure temporaire comme gravée dans le marbre. La Suisse vit une situation économique dont peu de ses voisins peuvent se targuer. Même si le PIB risque de se contracter dans l’année en cours, on ne va pas vivre une catastrophe économique majeure comme certains le laissent entendre. Il est important de relativiser ces événements et d’attendre plusieurs mois avant de porter un jugement. Avant de répondre à la question : « La Suisse peut-elle se relever ? », il vaudrait mieux se demander s’il s’agit réellement d’une chute mortelle ou plutôt d’une période difficile, mais temporaire.

Source Image à la Une: RTS

Frédéric Martenet

[1] Cette mesure vise à limiter l’impact de l’abandon du cours plancher, en dissuadant la détention de francs suisses. En pratique, cela ne touche pas directement les clients privés, mais certaines banques seront tentées d’appliquer des taux négatifs aux comptes de leurs clients institutionnels, comme l’a annoncé le Crédit Suisse.

[2] Le quantitative easing (QE) est une mesure non-conventionnelle pouvait être prise par une banque centrale désirant stimuler l’économie en période de crise. Une des conséquences d’une telle action est une dépréciation de la devise nationale.

[3] Notons que cette prévision fait l’hypothèse d’un franc à parité avec l’euro jusqu’à fin 2016, un scénario que l’on peut considérer de plutôt pessimiste.

[4] Montant qui sera rehaussé à 2 milliards.

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